AZORÍN

AZORÍN
AZORÍN

L’abondante critique sur le romancier Azorín ne laisse pas de provoquer un malaise, car elle implique une définition extrêmement contestable, qui se survit avec ténacité. Cet écrivain, issu de la bourgeoisie d’une province reculée de l’Espagne, qui s’est choisi de bonne heure un nom et un portrait, une identité d’emprunt à l’usage du public et à son propre usage, avait-il donc besoin de prendre ses distances vis-à-vis de lui-même? Son œuvre n’exorcisait-elle pas suffisamment ses craintes? Et si le pseudonyme s’étendait à l’œuvre? Mieux, s’il coïncidait avec la réalité maladive d’une certaine Espagne? Est-ce un hasard si Azorín, dans son existence même, qui fut longue et de plus en plus immobile, n’a pu, comme les romances des siècles anciens, «se taire à temps» et faire que sa mort le précède? Le personnage auquel José Martínez Ruiz décida de s’assimiler, Antonio Azorín, anti-héros de La Volonté , est présenté dès 1902 et tel qu’en lui-même définitivement assis dans son fauteuil. C’est l’image qu’on retient des dernières visites à l’écrivain, depuis longtemps installé à Madrid, loin de son Monóvar natal. Si l’on analyse les tenants psychologiques d’une attitude aussi constante, une lumière crue et vraie éclaire cet homme, son œuvre, son itinéraire politique. On découvre des raisons profondes à l’hommage respectueux qu’une dictature a pu lui rendre, fière de compter au nombre de ses rares valeurs intellectuelles cet anarchiste repenti.

L’anarchiste à l’Académie

José Martínez Ruiz est né de notables, de «propriétaires», comme les actes officiels aiment à le souligner; son père, à plusieurs reprises, fut maire de Monóvar. On pourrait croire, chez le jeune homme, à une réaction contre un milieu de province étouffant lorsqu’il rencontre, dans la capitale, au terme d’études inachevées, la bohème littéraire et artistique de l’époque. Il méprise la vie espagnole du temps, la politique, la religion; il dénonce avec la plus grande vigueur l’inconsistance de ses contemporains. Moraliste ou réformateur? Le futur Azorín collabore à la presse anarchiste. Il a certes été influencé par son professeur, Eduardo Soler, compagnon du fondateur de l’Institution libre d’enseignement, Giner de los Ríos. Il éprouve, comme le groupe qu’il baptisera bientôt «Génération de 98», des préoccupations nationales, le sentiment aigu que l’Espagne s’est ensevelie en marge de l’histoire.

Mais il commence aussi une carrière. Il écrit des articles de critique littéraire, quelques essais et, dès 1900, son livre L’Âme castillane laisse apparaître l’évolution qui le conduira bien vite des journaux antiréactionnaires Le Pays , Le Progrès , à l’équipe de l’organe monarchiste ABC. Entre-temps, l’image d’Antonio Azorín lui impose à la fois une perception et un style (La Volonté , 1902; Antonio Azorín , 1903; Les Confessions d’un petit philosophe , 1904). Or, en 1905, Azorín n’avait encore vécu que neuf ans à Madrid et il lui restait cinquante-deux ans à vivre; l’anarchiste qui un an auparavant proclamait: «Nous sommes iconoclastes» s’était-il donc rangé? Avait-il déjà abdiqué? En fait, les icônes qu’il vénérait étaient purement littéraires et il le montra bien en attendant 1931 pour exhumer son républicanisme d’antan. S’il avait pu, néanmoins, obtenir cinq fois, jadis, un mandat de député conservateur, il ne devait jamais être désigné pour jouer le personnage républicain.

Mais n’avait-il pas reçu la consécration véritable lorsqu’en 1924 l’Académie espagnole l’avait accueilli parmi ses membres? Un plus grand succès sous la République n’aurait pas, de toute manière, empêché Azorín de découvrir rapidement le ton juste pour collaborer au régime d’après la guerre civile dans l’ABC retrouvé.

Vivre ou rêver

On aurait tort, cependant, de penser qu’un sens aussi délié de la conjoncture relève seulement de l’opportunisme. Azorín fut opportuniste par nécessité, par impossibilité de ne pas l’être. La plus grande cohérence inspire son attitude politique aussi bien que sa création littéraire. Antonio Azorín, personnage romancier, s’est tout de suite créé hors du temps; trop sceptique pour rester longtemps anarchiste, trop gentleman-chevalier pour ne pas regarder vers le passé, trop petit-bourgeois de province pour oser affronter les problèmes du monde moderne. Le personnage a fait du romancier son double parce que l’homme et l’écrivain aspiraient à vivre par personne interposée une vie qui n’a jamais eu grand sens dans une société aux perspectives étriquées, dans un univers de fiction où les êtres ne s’émancipent jamais de leur archétype.

Il faut chercher la faiblesse majeure d’Azorín dans son impuissance à vivre. Toujours sollicité par une vague rêverie, il s’est enfoncé dans la mort le dos au temps. C’est pourquoi le chemin a été, pour lui, la pente de moindre résistance, dans la vie comme dans l’art: le conservatisme, l’accord avec le milieu – une douce assurance, l’esthétisme –, une protection contre les idées, l’opposition, la lutte. Azorín aurait pu être l’homme de tous les partis.

De même, derrière l’incarnation romanesque persiste l’absence de tout roman, et la pauvreté idéologique qui apparaît déjà dans La Volonté n’en est pas la seule cause: Azorín ne peut regarder l’homme que de biais, ou de loin, toujours de l’extérieur; sa sensibilité inquiète fait sonner entre elles des idées, abstractions subtiles ou fragmentaires; jamais elle ne lui dévoile les ressorts vivants de véritables personnages. À la différence d’un Antonio Machado, Azorín n’a pas senti qu’il existait peut-être, dans le peuple espagnol de son temps, d’autres milieux que les couches décadentes qu’il fréquentait, d’autres valeurs que celles d’une critique nostalgique. Le présent, chez lui, est l’inactuel, réalité d’un autre bord, éternité instable aux couleurs déjà anciennes. L’histoire, de la même façon, est stérile, parce qu’elle ne concerne que le passé. À force de méditer sur le temps, Azorín a vécu à côté de son époque, il a écrit une œuvre allusive dont la règle d’or est la réussite du détail; une œuvre abondante et, n’était le style, inféconde; une œuvre où tout, par excès de raffinement, semble limité, contenu, rapetissé.

Certains titres ne sont-ils pas révélateurs? Le qualificatif «petit» y resurgit constamment: des confessions du «petit philosophe» au «petit livre» où l’on parle de la vie d’Antonio Azorín. La prose espagnole, quant à elle, doit se rompre pour exprimer avec minutie les apparences de la terre et des hommes qui l’habitent.

Azorín n’a jamais accepté de courir aucune aventure. Son audace suprême est d’être mesuré. Point d’héroïsme. Il fuit les dynamismes profonds, les tourbillons du monde où se plaît Baroja.

Les prestiges formels

Aussi ses romans ne sont-ils guère que des épures (Doña Inés , 1925; Félix Vargas , 1928; Le Peuple , 1930; L’Écrivain , 1941). La matière se disperse; le rythme est constamment interrompu; de l’ensemble des chapitres aucune unité ne ressort; l’esprit ne se reconnaît pas facilement dans cet univers où l’idée, comme le note une fois l’écrivain, saute sans fin «de trapèze en trapèze»; les transitions sont inutiles et les chronologies sans objet. Restent la concision et la clarté de l’écriture, l’art d’évoquer par quelques images. Azorín décrit, suggère, esquisse, cherche le contour net, le mot exact; il découpe des plans, mais entre deux plans successifs l’œil doit brusquement rétrécir ou élargir son champ de vision, en acceptant le cadre qu’on lui impose. Résultat paradoxal, la vision d’ensemble se perd, en même temps diluée et atomisée, et il est parfois éprouvant de lire de longs morceaux de cette prose pourtant si soignée, car la respiration y est contrainte, le détail ne rejoint pas l’ensemble et l’extrême minutie engendre le flou, ou le maniérisme: la caricature guette, souvent, le schéma, le pastiche – d’autrui ou de soi-même.

Une perception et un style

Azorín reste néanmoins un maître. Nul ne contestera en effet sa maîtrise du langage, la simplicité et la clarté de sa syntaxe, qui ont contribué à une évolution radicale de la prose espagnole moderne. Mais la pureté de l’écriture accentue les limites de l’homme, dont l’esthétisme foncier appelle des lecteurs sans préoccupations. En fait, le style d’Azorín traduit une certaine perception du réel et rien n’est plus significatif, après l’échec du romancier et quelques tentatives théâtrales sans succès, que l’intérêt de l’écrivain pour le cinéma (Le Cinéma et l’instant , 1953; Le Cinéma éphémère , 1955). Azorín saisit des choses et des êtres les profils extérieurs, des plans, des bruits, des gestes, et il décrit, comme une caméra qui ne retiendrait que le statique. Les signes souvent se figent, l’instant privilégié hésite entre l’unique et l’éternel. Surréalisme (1929) n’est-il pas sous-titré «pré-roman»? Entre l’apparent et l’illusoire, la réalité, fût-elle imaginaire, n’a jamais trouvé place. Aussi le rêve, la poésie du quotidien, l’attention scrupuleuse au banal paraissent-ils trahir bien des fois l’incapacité d’une génération à dominer les faux-semblants et à se choisir un destin. En ce sens, l’œuvre léguée par Azorín a valeur de témoignage, et l’on ne saurait la parcourir seulement comme on feuillette un album de vieilles photos attendrissantes: plus qu’un album, c’est le dossier d’une Espagne à l’agonie, repris sans cesse et retouché par un artiste qui a passé sa vie à préparer l’œuvre qu’il n’a pu écrire.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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